Un siècle de lutte
C’est un privilège douteux de la démocratie directe: les femmes suisses ont dû attendre pour voter au niveau fédéral qu’une majorité d’hommes soient d’accord de partager avec elles un droit dont ils s’accommodaient très bien tout seuls. Cela les a contraintes à mener une lutte au long cours, faite de beaucoup de bravoure et d’autant d’humiliations, de défaites en rase campagne, de tentatives stratégiques variées et d’escarmouches utiles et inutiles.
La question du suffrage féminin est plus ancienne que la Constitution suisse. En 1833, les Bernoises l’obtiennent au plan communal en même temps que leurs compagnons – sur une base censitaire, il est vrai. Limité aux célibataires et aux veuves en 1852, ce droit sera supprimé en 1887 parce que contraire à la Constitution de 1874 – un texte durant l’élaboration duquel on a posé, pour y répondre par la négative, la question du droit de vote des femmes.
Ces dernières ne se le tiennent pas pour dit. Ailleurs en Europe, c’est l’époque des suffragettes, qui bravent vaillamment idées reçues et quolibets au nom de l’égalité. Elles obtiennent des premières victoires en Norvège en 1913 et au Danemark en 1915. Après la grande boucherie de 14-18, le climat est favorable aux changements. A la fin de 1919, six pays européens supplémentaires ont introduit le suffrage féminin: l’Autriche, le Luxembourg, la Tchécoslovaquie, la Finlande, les Pays-Bas et l’Allemagne.
En Suisse, on vote au niveau cantonal. A Neuchâtel en 1919, à Zurich et à Bâle-Ville en 1920, à Glaris, Saint-Gall et Genève en 1921. Négativement.
En 1918, deux conseillers nationaux, Herman Greulich (socialiste) et Emil Göttisheim (radical) déposent une motion demandant au Conseil fédéral d’étudier l’introduction du suffrage féminin. Il faudra dix ans pour que les Chambres l’acceptent. Et encore trente pour qu’un message du Conseil fédéral se penche enfin sur la question.
Cette première démarche politique passée, vient l’époque des voies de traverse: les femmes tentent leur chance, parfois avec succès, au barreau, dans les instances ecclésiastiques, les tribunaux de prud’homme, etc. Deux tentatives sont aussi faites, en 1928 et 1956, d’obtenir le droit de vote du Tribunal fédéral au nom de l’article 2 de la Constitution qui proclame l’égalité de tous les Suisses devant la loi. Une stratégie, on le sait, qui ne profitera qu’aux Appenzelloises en 1990.
Si l’on excepte quelques votes cantonaux malheureux, il faut attendre la fin du second conflit mondial pour voir le suffrage féminin revenir au premier plan de l’actualité. Une nouvelle vague de pays européens l’accorde à ses citoyennes, dont la France, la Belgique et l’Italie. Et les cantons suisses essuient une nouvelle salve de votes négatifs à Bâle, Genève, Zurich et au Tessin.
Dès 1944, les choses bougent, cette fois, aux Chambres fédérales. Lentement. De nouvelles motions remettent la question sur le tapis. D’abord très réticent, le Conseil fédéral finit par s’exécuter en 1957. Il se montre favorable au suffrage féminin, une position qui n’est combattue que mollement aux Chambres. Les opposants comptent sur un vote populaire rapide pour enterrer un projet qui leur déplaît.
Et au soir du 1er février 1959, les électeurs refusent le suffrage féminin à 66.9%. Seuls trois cantons ont dit oui, Genève, Neuchâtel et Vaud. Lors de cette même journée de votation, les Vaudois acceptent d’accorder le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, devenant ainsi le premier canton à faire de leurs compagnes des citoyennes à part entière.
Avant l’été 1960, Neuchâtel et Genève ont également instauré le suffrage féminin. Et les choses se mettent à changer. Dans les partis, où les femmes deviennent des camarades ou des électrices potentielles avec lesquelles il faut compter, puis bientôt des élues.
Sur le plan du droit du vote au niveau fédéral, en revanche, on patine. Si l’on excepte une victoire des Bâloises en 1966, la situation n’a pas évolué lorsque le Conseil fédéral se pose, en 1968, la question d’une ratification de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et envisage de l’assortir d’une réserve concernant l’absence de droits civiques des citoyennes.
Le Conseil national a beau accepter en juin une ratification sous réserve de la CEDH, le débat a donné une urgence nouvelle à une question qui, jusque-là, pouvait aussi bien attendre les calendes grecques. Une motion déposée en mars débouche sur l’organisation d’un scrutin pour le 7 février 1971. Entre-temps, les Tessinoises obtiennent le droit de vote en octobre 1969, les Valaisannes en avril 1970 et, finalement, après pas moins de quatre tentatives vaines, les Zurichoises en novembre. Argovie, Fribourg, Schaffhouse, Zoug et Schwyz décident de poser la question cantonale à l’occasion du scrutin fédéral.
Dans ces conditions, c’est sans grande appréhension qu’on se prépare à ce dernier, du moins en Suisse romande, où la situation semble de plus en plus anachroniqueLe 7 février 1971, 621 109 hommes, soit 65,7% des votants, accordaient le droit de vote et d’éligibilité à leurs concitoyennes; 57,7% d’entre eux s’étaient alors rendus aux urnes.
A l’automne 1971, les femmes peuvent participer à leurs premières élections fédérales. Onze sont élues au Conseil national et une au Conseil des Etats, la Genevoise libérale Lise Girardin, pionnière politique. Depuis lors, la proportion de femmes au Conseil national n’a cessé d’augmenter. D’abord rapidement, puis plus lentement. Actuellement, 60 femmes et 140 hommes siègent à la Chambre basse, et 8 fauteuils sur 46 sont occupés par des sénatrices au Conseil des Etats.
La première femme à présider le Conseil national et à devenir ainsi la première citoyenne du pays a été la Schwyzoise démocrate-chrétienne Elisabeth Blunschy, élue en 1977. Au Conseil des Etats, il a fallu attendre encore 14 ans pour voir une femme accéder au perchoir: la démocrate-chrétienne lucernoise Josi Meier.
L’histoire de la présence de femmes au Conseil fédéral a également été mouvementée. Douze ans après l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux femmes, le PS décide de présenter une candidate au gouvernement, la Zurichoise Lilian Uchtenhagen. Mais après une «nuit des longs couteaux», le Parlement élit le 7 décembre 1983 Otto Stich au premier tour. La première femme à entrer au Conseil fédéral est la Zurichoise radicale Elisabeth Kopp, en 1984. Un gouvernement qu’elle doit quitter en janvier 1989 sous la pression, car elle est soupçonnée de violation du secret de fonction. Une affaire pour laquelle elle sera blanchie plus tard par le Tribunal fédéral.
Et en 2003, la conseillère fédérale PDC Ruth Metzler est écartée par l’Assemblée fédérale au profit de l’UDC Christoph Blocher. Qui sera évincé à son tour quatre ans plus tard par Eveline Widmer-Schlumpf.
Ruth Dreifuss a eu l’honneur d’être la première présidente de la Confédération, en 1999. La socialiste genevoise avait été élue au Conseil fédéral six ans plus tôt. Initialement, le PS avait présenté comme candidate Christiane Brunner mais le Parlement, rééditant le coup à l’encontre de Lilian Uchtenhagen, avait élu à sa place Francis Matthey. Mais cette fois, sous la pression de son parti, le Neuchâtelois a renoncé à son élection, ouvrant ainsi la voie à celle de Ruth Dreifuss.
Après l’élection de la socialiste Simonetta Sommaruga en septembre 2010, le Conseil fédéral a été composé majoritairement de femmes pendant plus d’une année, ce que la presse nationale et internationale n’a pas manqué de qualifier d’historique. Mais la représentation féminine au sein des parlements cantonaux et fédéraux stagne toujours autour des 30%.