Contexte historique
Le Nicaragua du 19 juillet 1979 surgit de la longue nuit somoziste avec des images qui ébranlèrent le monde de la solidarité. A Managua, des milliers de jeunes combattants et combattantes, sans uniforme, chacun sa dégaine, brandissant qui le fusil, qui le pistolet, qui le molotov, en casquette de base-ball, foulard rouge et noir noué autour du cou. Juchés sur d’invraisemblables camions, ils rient aux éclats dans la poussière et le soleil pour fêter la chute du dictateur et la victoire de la révolution sandiniste.
Ces images, les premières d’une belle série que la révolution populaire produit au début des années 80, parviennent à conquérir le coeur et l’esprit de milliers de jeunes, de tiers-mondistes, de chrétiens engagés et de militants révolutionnaires, principalement en Europe et dans les deux Amériques.
En ce début des années 80, le Nicaragua sort de l’anonymat pour crever l’écran des nouvelles du monde. Les campagnes d’alphabétisation et de vaccination, les milices populaires sandinistes qui assurent la sécurité, les brigades de récolte du café, la distribution des terres: autant d’images qui coupent le souffle et permettent de penser que l’espoir est en voie de réalisation.
Ces nouvelles circulent, parviennent en Suisse et dynamisent la disponibilité de centaines de volontaires et de brigadistes. Un peuple du Sud reconstruisant son pays et défendant sa révolution électrise un mouvement de solidarité tout disposé à pratiquer l’internationalisme.
Mais d’où viennent-ils, ces internationalistes? Les plus vieux militants sortent de mai 68 et des années de travail politique et social dans les usines et les chantiers. En Suisse, leur internationalisme s’est nourri des luttes communes avec les émigrés de l’Europe du Sud qui travaillaient dans le pays. Il s’est forgé aussi avec les manifestations de soutien au peuple vietnamien. Les plus jeunes sont souvent liés aux mouvements de contestation qui, comme « Lausanne bouge », ont traversé plusieurs villes suisses au début des années 80. Ils occupent des maisons abandonnées, ils veulent changer la vie, découvrir de nouveaux espaces de sociabilité hors du béton et de la grisaille helvétique.
D’autres forces en opposition ou en révolte contre la société occidentale répondent à l’appel du nouveau Nicaragua: chrétiens engagés, syndicalistes, anarchistes, féministes, se groupent pour partir en brigades.
Sur le terrain, au Nicaragua et en Europe, en Suisse aussi, le mouvement de solidarité prend donc son envol. Pour la première fois depuis longtemps, avec le Nicaragua sandiniste, il ne s’agit pas d’un mouvement de protestation contre la répression d’une dictature, mais d’un mouvement de soutien à une révolution victorieuse, qui semble par bien des aspects ouvrir une nouvelle période pour l’Amérique centrale et même pour l’Amérique latine.
Mais surtout, pour la première fois depuis la guerre d’Espagne en 1936, le Nicaragua remet à l’ordre du jour l’internationalisme concret, l’engagement sur le terrain, au coude à coude. On part en brigades pour aider à la reconstruction du pays et pour témoigner de la solidarité internationale faces aux attaques de la contra.
Bien sûr, tout n’est pas facile pour les jeunes brigadistes, les « sandalistes », comme disent les Nicaraguayens moqueurs. La rencontre n’est pas toujours évidente entre ceux qui viennent de l’abondance et ceux qui n’ont connu que les privations. La participation à la production peut être problématique, lorsque les brigadistes rapportent moins qu’ils ne consomment, comme par exemple lors de la récolte du café, où l’activité internationaliste avait un sens plus symbolique qu’économique.
C’est dans ce contexte passionné que se déroule l’histoire de Maurice et Chantal partis pour le Nicaragua en novembre 1982.
La révolution en chantant
Second de cinq frères et soeurs, Maurice Demierre est né en 1957 à Bulle, dans une famille marquée par son engagement chrétien et d’une sensibilité politique particulière.
Motivé par les valeurs religieuses de sa famille et marqué profondément par l’exemple d’un oncle missionnaire assassiné en Thaïlande, l’abbé Louis Heimo, sa décision paraît irréversible: travailler dans la solidarité avec un pays du Tiers Monde.
Venant d’un milieu ouvrier – son père était typographe – Maurice veut, après l’obtention d’un baccalauréat littéraire, oeuvrer dans le milieu du bâtiment. Mais la nature lui manque et il commence à faire une série de stages en milieu agricole en Italie, en France et en Espagne. Finalement il travaille dans plusieurs domaines en Suisse romande, ainsi que dans quelques alpages. Il suit parallèlement l’Ecole d’agriculture de Grangeneuve, où il obtient son diplôme de technicien agricole.
En 1977, il adhère au groupe régional de Frères sans Frontières à Fribourg, avec le projet bien établi de partir comme volontaire dans un pays du Sud, « n’importe lequel ».
Son attirance pour le Tiers monde ne fait que croître, couplée à son rapprochement avec le monde rural suisse et son attitude non-violente et antimilitariste qui en font un objecteur de conscience. Son refus de servir dans l’armée pour des motifs religieux, idéologiques et politiques lui vaut une condamnation à trois mois de prison.
Après sa libération, il rencontre Chantal Bianchi, une jeune institutrice lausannoise, dont il tombe amoureux. Il abandonne l’idée qui lui a longtemps tenu à coeur de se consacrer au sacerdoce et il entreprend de convaincre sa compagne à partir dans « un pays du Sud », idée qui l’occupe de façon obsessionnelle. Chantal, elle, voulait partir à Paris pour faire une école de théâtre. Par amour, elle décide de suivre Maurice.
L’atterrissage au Nicaragua à la fin de 1982, premier contact avec le Tiers Monde, a été loin d’être facile. Les limites linguistiques, les grandes différences culturelles, la vision non-violente de Maurice et Chantal ne facilitaient guère en profondeur leur adaptation dans un pays qui commençait à être attaqué militairement, et dont la survie même était en jeu.
Il y a eu les problèmes de compréhension mutuelle avec les partenaires locaux, des questions administratives, le manque de temps de leurs responsables directs pour travailler d’emblée ensemble comme ils l’auraient souhaité.
Bien des mois ont été nécessaires pour comprendre la logique quotidienne des Nicaraguayens dans cette période intense de leur histoire. Avec surtout une révolution collective très profonde entraînant dans sa dynamique les syndicats, les partis politiques, secouant les Nicaraguayens eux-mêmes, et d’autant plus tous ceux qui arrivaient d’un autre pays.
Maurice travaille à fournir une assistance technique à une dizaine de petites unités productives dans le nord-ouest du pays, proche de la frontière hondurienne. La formation aux techniques agricoles et la construction de logements. Ce projet, modeste au début, s’est élargi par la suite à 8 coopératives comptant plus de 200 maisons d’habitation. La coopération suisse apporte la base financière, et les futurs bénéficiaires fournissent un important travail volontaire.
Chantal, de son côté, après une année passée « à aller chercher de l’eau au puits sous l’oeil moqueur des femmes », réussit enfin à trouver un sens à son engagement. Elle apprend l’espagnol, et gagne la confiance des femmes en charmant les enfants du village avec sa guitare et ses chansons. Finalement elle utilise ses compétences d’institutrice pour organiser des « séminaires d’éducation populaire » où les jeunes de la région sont invités à s’exprimer par le théâtre ou la musique.
Petit à petit, naît une très forte identification entre Maurice, Chantal et les paysans de la région. Curieux processus d’assimilation culturelle, où le rythme des gens du campo, leur façon de voir la vie et le temps, et même leur façon de parler – typique de la campagne et assez loin de la langue de Managua – s’imposent à eux comme style de vie.
Leur quotidien est parfois éclairé par la visite de leurs camarades internationalistes. Parmi ceux-ci le vaudois Yvan Leyvraz, arrivé au Nicaragua en mai 1983. Yvan est un rebelle au grand coeur, révolté et solitaire. Il part au Nicaragua après avoir déserté l’armée suisse. Il est seul, sans projet particulier autre que celui « d’aider les gens là où on voudra bien de lui ». Le travail ne manque pas et Yvan fait preuve d’une immense capacité à rassembler les gens. Il participe à des chantiers de construction et crée une brigade d’ouvriers du bâtiment avec laquelle il construit 40 maisons et une école dans le nord du pays.
Le Français Joël Fieux est un ancien du Nicaragua. Joël est un militant écologiste et antimilitariste qui a fui la France pour éviter de faire son service militaire (lui aussi). Il arrive au Nicaragua en septembre 1980 et travaille à la création d’une imprimerie pour le Front Sandiniste. Il se marie en 1984 avec une fille du pays, avec laquelle il a un fils, et attend de recevoir son passeport nicaraguayen.
L’allemand Berndt Koberstein est arrivé en octobre 1984. Il est ouvrier serrurier et membre du parti communiste. Très actif politiquement, il milite pour un élargissement de la solidarité avec le Nicaragua. Il travaille lui aussi dans une imprimerie.
L’engagement de Maurice et Chantal au Nicaragua doit se terminer au printemps 1986. Ils sont tristes de quitter ce pays qu’ils ont appris à aimer et dans lequel tant reste à faire. Mais ils sont aussi déterminés à reprendre une formation pour être mieux armés et repartir ensuite sous d’autres cieux de misère.
Voici ce que Maurice écrit dans sa dernière lettre envoyée à sa sœur et à son beau-frère :
« Le plus dur, c’est pas le boulot. C’est de laisser ces gens, cette vie, ces habitudes déjà, et cette révolution en marche pour aller vers une Suisse froide, grise, réactionnaire de droite, où tout est plus difficile à vivre.
Bref, on vous racontera, et puis après tout, on est pas parti ou rentré pour toujours. La vie est un mouvement, un caminar, un cheminement, vers un but utopique, et un idéalisme concret de lutte.
Allez, salut. Ciao. Becs et tout !
¡NO PASARAN !
Maurice
Managua, Nicaragua, 10.2.86 »
Mauricio ha muerto !
Le soir du dimanche 16 février 1986, la vie de la communauté des brigades internationalistes bascule brusquement. Maurice Demierre quitte le village de Somotillo dans sa camionnette à bord de laquelle ont embarqué une quinzaine de femmes et d’enfants que Maurice raccompagne dans un village voisin. A 500 mètres de la sortie du village la camionnette saute sur une mine et percute le talus qui borde la route. Des contras en embuscade tirent des rafales de mitraillettes et prennent la fuite en direction du Honduras. Maurice est tué, ainsi que 5 femmes. Six autres femmes et 3 enfants sont grièvement blessés.
Chantal entend les explosions depuis chez elle. Dans le récit qu’elle publiera plus tard, elle décrit précisément le déroulement de cette soirée.
« 21 heures 15
Tina entre en trombe par la porte de la rue, pâle, horriblement pâle…
Je sais déjà. Et ça m’entre depuis le bas du ventre, dans le plexus solaire, pour s’amplifier et s’étaler, du bout des orteils à la pointe de ma tresse… Un espace gigantesque, nu, perdu et effrayant, un gouffre dans lequel je pose mes deux pieds qui désormais y glisseront sans fin – le néant.
Et son cri, sec, claquant :
– Chantal, ¡ Mauricio ha muerto !
Mon vertige hurle et se fige, pétrifié à jamais, douleur enfoncée dans ma chair.
Je pose une assiette que je tenais dans les mains, prends mon sac suspendu au dossier d’une chaise. Et doucement, bouleversée par ma propre voix, incolore et parfaitement ferme :
– On y va.
21 heures 30
La camionnette jaune est comme enfoncée dans le talus, sur la gauche de la route…
– Mais… Pourquoi elle est à gauche ? Maurice allait sur la droite, à Jiñocuabo !
– La mine, dit Juan, elle a soufflé la camionnette…
Je m’approche. Pancho tient une lampe de poche et nous éclaire :
– Je l’ai trouvée dans la poche de la camionnette, c’est celle de ton mari… Je te la rendrai quand je n’en aurai plus besoin.
Mon regard plonge dans l’arrière du véhicule.
Trois corps de femmes étendus sur le pont, baignés de sang… raides…
– Merde !… Mes yeux se plissent.
Je m’avance vers le devant de la cabine, remontant depuis le côté droit.
La vitre arrière est cassée. Le pare-brise en morceaux.
J’appuie mes deux mains sur le bord de la fenêtre et me penche. Maurice.
Le grand corps de Maurice, immense. Là.
Assis à la place du chauffeur, tout le haut de son corps couché de côté, comme tombé sur le siège du passager.
Ma prunelle se rétrécit. « …Tout ce sang… » Mon vertige pétrifié remue. Lentement. Très lentement… Un éclat de sang lui coule de l’œil gauche, jusque dans le cou.
Epais, le sang. Noir.
Et puis son visage. Momo. Tranquille, serein, comme je l’ai perçu tout au long du jour. Maurice. Et j’ai su…
« Maurice, à tel point ? L’appel, l’urgence de la lutte pour la vie, à ce prix ? Maurice, je te sens, là, mais… fallait-il vraiment ?… ¡Asesinos !… Assassins ! »
L’enterrement de Maurice Demierre sur la place du village de Somotillo va donner lieu à une gigantesque manifestation populaire et lui conférer le statut de martyr de la révolution. Son assassinat est largement médiatisé en Europe et dans le monde et de nombreuses manifestations sont organisées pour réclamer l’arrêt du soutien américain au mouvement contre-révolutionnaire. Au Nicaragua, le sacrifice de Maurice Demierre sert d’exemple pour éduquer les masses. Son engagement chrétien, non-violent, est célébré dans tout le pays. On donne son nom à des écoles et des coopératives agricoles.
Chantal Bianchi est aspirée par un tourbillon. Après l’enterrement de Maurice, elle sillonne le pays pour participer à des conférences et des tables rondes. Au mois de juillet 1986, elle assiste à Matagalpa au grand défilé des révolutionnaires qui célèbrent le 7ème anniversaire de la victoire sur Somoza. C’est là qu’elle rencontre Yvan Leyvraz pour la dernière fois. Celui-ci est tué en compagnie de Joël Fieux et de Berndt Koberstein le 28 juillet par une roquette de la contra.
En septembre 1986, Chantal Bianchi est invitée aux Etats-Unis par l’organisation Witness for Peace pour témoigner dans 25 états de sa lutte pour la paix et le développement. Elle participe à des émissions de radio et de télévision en Suisse et en France. Elle écrit un livre coup de poing : « Nicaragua, Maurice Demierre est vivant ».
En juin 1987, les autorités sandinistes informent Chantal qu’elles ont arrêté l’un des membres du commando qui a assassiné Maurice. Elle demande à le rencontrer et se trouve face à un pauvre diable, minable et alcoolique, qui lui explique que son compagnon a été tué par hasard.
Résurrection
Chantal est à bout de force. Elle rentre en Suisse. Après quelques mois de réflexion elle décide d’entreprendre une formation de comédienne dans la troupe de Serge Martin à Genève. Elle sera ensuite membre de l’Atelier de Travail Théâtral de Jacques Gardel où elle rencontre Thierry Crozat, comédien et metteur en scène français. Au milieu des années 90, ils créent la compagnie des ArTpenteurs. La troupe poursuit un processus de création artistique à travers la recherche d’un langage théâtral et musical particulier. Sa parole est libre, joyeuse, déroutante et rebelle. Ses spectacles, souvent joués dans le chapiteau que la compagnie déplace de villes en villages, sont populaires, jubilatoires et engagés. Bien qu’étant principalement orientée vers un public « non-initié », la compagnie est également invitée à présenter son travail dans des institutions importantes comme le Théâtre de Vidy et le Festival d’Avignon.
Pour Chantal, 20 ans après un compagnon assassiné et une révolution avortée, il est temps de faire le point sur sa vie, sur son engagement et son parcours artistique. Elle entend faire ce travail à travers la création d’un spectacle sur la mort de Maurice Demierre, mis en scène par Thierry Crozat. D’un compagnon à l’autre, du passé au présent, de l’utopie politique à l’utopie théâtrale, du Nicaragua à la Suisse et retour. Pour Chantal Bianchi, c’est la fin d’un long processus de deuil. Le deuil d’un compagnon, de son premier amour. Pour le peuple du Nicaragua, qui aujourd’hui est le pays le plus pauvre du continent américain juste après Haïti, le deuil de sa révolution reste à faire…